CHAPITRE TROIS
Ayant revêtu le plus sombre et le plus neuf de ses deux costumes, Qwilleran se rendit au bal de la Saint-Valentin, au Club des Beaux-Arts, plus connu, découvrit-il, sous le nom de La Palette et le Burin. Ses membres étaient nombreux et se recrutaient parmi l’élite de la ville. Les jeunes artistes bohèmes et fauchés qui avaient fondé l’association étaient devenus vieux, collet monté et riches.
Né quarante ans plus tôt dans l’arrière-salle d’un mastroquet, le club occupait aujourd’hui le dernier étage du plus bel hôtel de la ville. Le journaliste profita de son incognito pour faire le tour du propriétaire. Il parcourut un salon somptueux, une salle à manger de nobles proportions et un bar très animé. Une salle de jeux offrait toutes sortes de distractions, des fléchettes aux dominos. Dans la salle de bal, les tables étaient garnies de nappes rouge et blanc et un orchestre jouait des airs insignifiants.
Qwilleran demanda la table des Halapay et fut accueilli par Sandra Halapay, enveloppée dans un kimono blanc. Un maquillage spécial exagérait encore ses yeux en amandes.
— Je craignais que vous ne veniez pas, lui dit-elle, en retenant sa main plus qu’il n’était nécessaire et en ponctuant sa phrase d’un petit rire perlé.
— L’invitation était irrésistible, Mrs Halapay, répondit Qwilleran en s’inclinant galamment.
— Appelez-moi Sandy. Êtes-vous venu seul ?
— Oui, je suis déguisé en Narcisse.
— Vous autres journalistes êtes si astucieux s’exclama-t-elle, en riant.
Quelle femme charmante ! se dit Qwilleran Surtout ce soir où elle paraissait détendue, comme le sont souvent les femmes, quand leur mari est absent.
— Cal préside le bal. Il a mille occupations, aussi j’aimerais que vous soyez mon cavalier, ajouta-t-elle, avec un regard appuyé.
Puis, changeant de ton, elle se retourna pour le présenter aux autres invités de sa table. Mr et Mrs Riggs, ou Biggs, portaient un costuma Louis XV. Un couple d’un certain âge, travesti en paysans, semblait s’ennuyer. Enfin, la dernière personne était May Sisler, la critique d’art attachée à l’autre journal. Qwilleran lui adressa un sourire confraternel, tout en estimant qu’elle avait dépassé de dix bonnes années l’âge de la retraite. Elle lui tendit une main potelée et déclara, en minaudant :
— Votre Mr Mountclemens est un très méchant garçon, mais vous me semblez un ben jeune homme.
— Merci, dit Qwilleran qui n’avait pas été gratifié de ce qualificatif depuis vingt ans.
— Vous allez aimer votre nouveau travail, prédit-elle. Vous rencontrerez des gens charmants.
Se penchant vers lui, Sandra chuchota :
— Cette moustache vous donne un air si romantique ! J’aurais voulu que mon mari se laisse pousser la moustache pour paraître plus viril, mais il s’y refuse. Il paraît si juvénile, ne trouvez-vous pas ? dit-elle, ponctuant sa question d’un rire musical.
— Il est vrai qu’il fait très jeune, dit Qwilleran.
— À bien des égards, je pense qu’il est un peu attardé. Au train où il va, dans quelques années, on le prendra pour mon fils.
Levant vers lui un regard implorant, elle demanda :
— N’allez-vous pas m’inviter à danser ?
— Volontiers, mais ce costume ne va-t-il pas vous gêner ?
Son kimono en soie blanche était noué en son milieu par une large obi noire. Un autre carré de soie blanche était drapé sur ses cheveux noirs et raides.
— Oh ! Non, dit-elle, en pressant le bras de Qwilleran et en se levant pour se diriger vers la piste de danse. Savez-vous ce que mon costume représente ?
— Non, pas du tout, dit Qwilleran.
— Cal porte un kimono brodé en soie noire. Nous sommes censés représenter « Les deux jeunes amants dans un paysage de neige ».
— Ah ? Qui sont-ils ?
— Oh ! Vous les connaissez sûrement ! Le célèbre tableau d’Harunobu !
— Pardonnez-moi, dit Qwilleran, mais je suis ignare en matière de peinture.
Il consentait à l’admettre parce qu’au même moment il entraînait Sandra dans un fox-trot endiablé.
— Vous êtes un danseur extraordinaire, le félicita-t-elle. Il faut vraiment avoir le sens de la coordination pour danser un fox-trot sur un air de cha-cha. Mais nous pourrions prendre en main votre éducation artistique. Aimeriez-vous que je vous donne quelques leçons particulières ?
— Je ne sais pas si mon salaire me le permettra.
Un petit rire argentin lui répondit. Il demanda :
— La petite dame de l’autre journal est-elle une autorité reconnue ?
— Son mari était expert en camouflage durant la première guerre mondiale. Je pense que sa vocation vient de là.
— Qui sont les autres invités, à votre table ?
— Riggs est sculpteur. Il expose des statues émaciées et filiformes à la galerie Lambreth. On dirait des sauterelles. Riggs aussi, quand on y songe. L’autre couple, les Buchwalter, sont censés représenter les fameux « amants » de Picasso.
Sandra fronça son joli petit nez, avant d’ajouter :
— Je ne peux pas la souffrir. Elle se prend pour une intellectuelle. Son mari est professeur à l’École Penniman. Il a actuellement une exposition à la galerie Westside. Ce n’est pas une lumière, mais il peint de jolies aquarelles. J’espère que les journalistes ne sont pas tous des intellectuels. Lorsque Cal m’a dit que... Oh ! rien. Je parle trop. Dansons.
Peu après, un jeune homme vint s’interposer.
Il portait une chemise à col ouvert et ses manières étaient aussi disgracieuses que sa personne. Son visage parut vaguement familier à Qwilleran. Un moment plus tard, Sandra lui expliqua :
— C’était Tom Leblanc. Vous l’avez rencontré à la maison. Il est supposé représenter Stanley, un personnage de la pièce de Tennesse Williams. Sa cavalière est par là, vêtue d’un déshabillé rose. Lui-même est un véritable ours, mais Cal pense qu’il a du talent et il l’envoie à l’École Penniman. Mon mari fait beaucoup de bien autour de lui. Vous allez écrire un article sur lui, paraît-il ?
— Si j’arrive à réunir suffisamment d’informations. Il est difficile à interviewer. Peut-être pourriez-vous m’aider ?
— Avec joie. Savez-vous que Cal est président du conseil des Beaux-Arts de notre État ? Je pense qu’il désire être le premier artiste non professionnel à travailler pour la Maison Blanche. Il y arrivera. Rien ne l’arrête.
Elle fit une pause et parut songeuse.
— Vous devriez écrire un article sur le vieil homme assis à la table voisine.
— Qui est-ce ?
— On l’appelle Oncle Waldo. C’est un ancien boucher qui peint des animaux. Il n’avait jamais louché un pinceau avant l’âge de soixante-huit ans. Il possède un authentique talent, n’en déplaise à Georgie.
— Qui est Georgie ?
— Votre précieux critique d’art.
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de le rencontrer. À quoi ressemble-t-il ?
— Il est infect ! Son compte rendu sur l’exposition de l’Oncle Waldo était d’une cruauté sans nom.
— Que disait-il ?
— Il a écrit que le pauvre homme devrait retourner à son étal et laisser les vaches, les veaux et les moutons aux enfants des écoles maternelles qui dessinaient avec plus d’imagination et d’honnêteté que lui. Il a ajouté que l’Oncle Waldo avait massacré plus de bétail sur ses toiles que durant toute sa vie professionnelle. Ce fut un tollé général. Des tas de gens ont écrit au journal pour protester, mais ce fut terrible pour l’Oncle Waldo. Il a cessé de peindre et c’est un crime. Je comprends son petit-fils, celui qui est conducteur de camion. Il est allé au journal menacer de flanquer une correction à George Bonifield Mountclemens, qui ne l’aurait pas volée. C’est un irresponsable. On devrait l’enfermer.
— A-t-il jamais fait de critique sur les œuvres de votre mari ? demanda Qwilleran, d’un ton innocent.
— Il a écrit les choses les plus basses sur Cal. Uniquement parce que mon mari gagne de l’argent, Mountclemens le qualifie d’» artiste commercial » et le confond avec les peintres en bâtiment et les dessinateurs de papiers peints. En fait, Cal a bien plus de talent que ces prétendus artistes de la nouvelle vague qui s’intitulent « Expressionnistes abstraits ». Ils sont incapables de dessiner le moindre verre d’eau.
Sandra fronça les sourcils et demeura silencieuse.
— Vous êtes beaucoup plus jolie lorsque vous souriez, constata Qwilleran.
— Oh ! regardez ! s’écria-t-elle, en éclatant de lire, Cal danse avec Marc Antoine !
Qwilleran suivit son regard et vit Cal Halapay, en kimono japonais, dansant un slow avec un robuste guerrier romain. Sous le casque de Marc Antoine, le visage offrait des traits réguliers.
— C’est Butchy Bolton, expliqua Sandra. Elle enseigne la sculpture et la soudure sur métal à l’École des beaux-arts. Elle est venue avec une amie déguisée en Cléopâtre. Butchy a fabriqué sa propre armure. On dirait des pare-chocs de camion !
— Le journal aurait dû envoyer un photographe.
— Zoé Lambreth était chargée de prévenir la presse, dit sèchement Sandy, je présume qu’elle ne s’intéresse qu’à sa propre publicité.
— Je vais aller téléphoner pour que l’on dépêche quelqu’un.
Une demi-heure plus tard, Odd Bunsen arriva, un appareil photographique avec un objectif de trente-cinq millimètres en bandoulière, son éternel cigare aux lèvres. Qwilleran vint le rejoindre au foyer et lui recommanda de prendre les couples ensemble : Othello et Desdémone, Lolita et Humbert Humbert, Adam et Ève...
— Ri-di-cu-le ! grogna Bunsen, en préparant l’appareil. Êtes-vous obligé de rester encore longtemps, Jim ?
— Juste assez pour savoir qui gagnera le concours de costumes et téléphoner le résultat au journal.
— Voulez-vous que nous nous retrouvions au Club de la Presse pour boire un dernier verre ?
— Entendu.
Quand il regagna la table de ses hôtes, Sandy le présenta à une femme distinguée vêtue d’une robe de soie perlée.
— Mrs Duxburry possède la plus belle collection d’œuvres d’art de notre région, expliqua-t-elle. Vous devriez écrire un article sur sa galerie de tableaux qui compte des Gainsborough, des Reynolds et autres peintres anglais du XVIIIe siècle.
— Je n’ai aucun désir de faire de la publicité à ma collection, sauf si cela vous aidait dans votre nouvelle situation, Mr Qwilleran, dit Mrs Duxburry. Franchement, je suis très heureuse de vous accueillir parmi nous.
— Merci infiniment. J’avoue que c’est un domaine nouveau pour moi.
— Je suppose que votre présence signifie que le Daily Fluxion a, enfin, assez de bon sens pour se séparer de Mountclemens.
— Non. Nous pensons seulement élargir cette rubrique. Mountclemens continuera ses critiques.
— Quel dommage ! Nous espérions tous que le journal allait se débarrasser de cet horrible individu.
Sur la scène, une fanfare de trompettes annonça la présentation du concours de costumes. Sandra se pencha vers Qwilleran pour dire :
— Il faut que j’aille rejoindre Cal. J’espère vous retrouver tout à l’heure.
— Hélas, je dois porter ma copie au journal, mais n’oubliez pas que vous devez m’aider à écrire un article sur votre mari.
— Je m’inviterai à déjeuner, un de ces jours, lui chuchota-t-elle, avec un sourire plein de promesses.
Qwilleran se faufila au fond de la salle, après avoir pris note des gagnants. Il cherchait le téléphone, quand une voix de femme, grave et douce, s’éleva :
— N’êtes-vous pas le nouveau journaliste du Daily Fluxion ?
La moustache de Qwilleran frémit. Certaines voix de femmes avaient cet effet sur lui et celle-ci ressemblait à une caresse.
— Je suis Zoé Lambreth et je crains d’avoir manqué à tous mes devoirs. Je devais adresser une communication aux journaux au sujet de ce bal. J’ai complètement oublié. Je prépare une exposition et je travaille beaucoup, aurez-vous la gentillesse de m’excuser ? J’espère que vous avez pu récolter toutes les informations que vous désiriez.
— Il me semble. Mrs Halapay s’est occupée de moi.
— Oui, je l’ai remarqué, dit Zoé, en pinçant un peu les lèvres.
— Vous n’êtes pas déguisée, Mrs Lambreth, remarqua Qwilleran.
— Non. Mon mari n’a pas voulu m’accompagner et je ne fais qu’une courte apparition, j’aimerais que vous veniez à la galerie, un de ces jours et que vous rencontriez mon mari. Nous serions l’un et l’autre heureux de vous aider.
— Effectivement, j’ai grand besoin d’aide, car ce monde est tout nouveau pour moi. Mrs Halapay m’a offert de superviser mon éducation artistique.
— Oh ! Mon Dieu ! gémit Zoé, d’un ton apitoyé.
— N’approuvez-vous pas ce choix ?
— Eh bien, Sandra n’est pas la plus indiscutable autorité en la matière, c’est le moins que je puisse dire. Pardonnez-moi, tôt ou tard vous vous apercevrez que les artistes sont de véritables égocentriques.
Le regard de Zoé Lambreth était d’une désarmante franchise et Qwilleran se perdit dans ses profondeurs, pendant un moment. Elle reprit :
— Mais je suis sincère en ce qui vous concerne. Il serait regrettable que vous soyez mal informé. La plupart des œuvres produites aujourd’hui sont des plagiats dans les pires des cas ou sinon pèchent par la médiocrité. Vous devriez insister pour connaître la valeur de vos conseillers.
— Que dois-je faire ?
— Venez visiter la galerie Lambreth, proposa-t-elle, avec un petit sourire.
Qwilleran bomba le torse, en jouant avec l’idée de se mettre au régime – dès demain – pour perdre quelques kilos. Puis il essaya une nouvelle fois de trouver le téléphone. La parade était terminée et les gens commençaient à circuler. La présence d’un nouvel envoyé du Daily Fluxion, reconnaissable à sa moustache proéminente, avait été signalée, en conséquence de quoi de nombreux étrangers l’abordaient et se présentaient, chacun lui souhaitant la bienvenue, en ajoutant un mot désagréable à l’adresse de Mountclemens.
La réunion s’animait. Qwilleran fut attiré par des rires provenant de la salle des jeux. Il s’approcha. Debout sur une chaise, Marc Antoine haranguait la foule. Sans son casque, la jeune femme paraissait plus féminine, avec son visage rond et ses cheveux courts, légèrement ondulés.
— Entrez, braves gens, venez tenter votre chance !
Le journaliste se glissa dans la pièce et découvrit des joueurs qui essayaient leur habileté en lançant des fléchettes sur une silhouette ‘l’homme, grandeur nature, dessinée sur le mur du fond.
— Allez-y, mes amis, psalmodiait la femme guerrier, cela ne vous coûtera pas un cent. Tentez votre chance, qui veut jouer à Tuer le Critique ?
Qwilleran en eut brusquement assez. Il battit discrètement en retraite, téléphona son compte rendu au journal et partit rejoindre Odd Bunsen un Club de la Presse.
— Mountclemens doit être un véritable croque-mitaine, dit-il au photographe. Avez-vous jamais lu ses articles ?
— Qui s’amuse à lire un journal ? Je regarde les illustrations et j’encaisse mon chèque.
— Connaissez-vous le musée des Beaux-Arts ?
— Bien sûr, il y a une jolie petite poulette au vestiaire et des nus étonnants au deuxième étage.
— Intéressant, mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Le musée vient de perdre une subvention d’un million de dollars, ce qui a provoqué le renvoi du directeur et j’ai entendu raconter, ce soir, que tout cela était le résultat des articles de Mountclemens.
— Ça ne m’étonne pas. Ce type cause des ennuis à tout le monde. La semaine dernière, je suis allé deux fois à la galerie Lambreth, pour prendre des photographies. J’ai gâché de la pellicule pour rien. Les tableaux étaient peints en bleu marine sur fond noir, mes photos ressemblaient à une mine de charbon par une nuit sans lune et le patron a prétendu que c’était ma faute. Ce sacré Monty se plaint continuellement de notre travail. Je lui casserais volontiers un trépied sur le crâne !